Article de Françoise Siri
Le site de Michel Baglin. Jeudi 20 février 2014, Article De Françoise Siri
Pierre Dhainaut,
« Même la nuit, la nuit surtout »
Pierre Dhainaut a lu « Même la nuit, la nuit surtout », son dernier livre d’artiste réalisé avec le graveur Marie Alloy, dans une galerie d’art, (Librairie-Galerie Lettres et Images, passage Vivienne, 75003 Paris) devant un public ravi et comblé.
Pierre Dhainaut a de grands yeux bleus profonds qui s’animent dans l’émotion. Ils se détachent d’un visage encadré de cheveux fins bouclés et d’une silhouette en costume sombre et élégant. Homme du Nord, il a l’accolade argentine, qui presse sur son cœur l’ami qu’il ne connaît pas encore. Il accueille chacun dans la galerie d’art, d’une voix grave et ronde. Et puis il lit.
Le poème sur la mort de son père est logé dans les gravures de Marie Alloy. Les mots sont semblables aux herbes hautes sur la dune, fouettés par le vent. Un seul trait noir, pour les gravures comme pour les mots. Noir. Ce n’est pas « la nuit remue », bien qu’on sente bouger quelque chose en cette nuit soudaine. Le poème s’intitule : « Même la nuit, la nuit surtout ». Au cœur de la nuit. Sur les rives du souffle. À l’écoute des mots et du monde…
On n’entend jamais tout d’un poème, ni d’une rencontre. On capte des bribes. On ne sait pas pourquoi on retient ces mots-là plutôt que d’autres, pourquoi ces vagues échouent sur notre visage :
« Ta main s’est-elle, un soir, éloignée de la mienne ?
Depuis si longtemps tu es mort, tu ne devrais plus être
que ce nom que l’on prête, pour avoir moins peur, à l’air…
Tu restais sur le bord, à commander le mouvement des vagues…
Les mains sont-elles vides quand personne n’est plus là pour les guider ? …
Nous appelons “les morts” ceux qui nous ont aimés dès qu’ils échappent à la vue,
nous les mettons un peu plus à l’écart.
Pourquoi nous auraient-ils abandonnés ?
Mais nous, puisque nous manque le langage,
le langage fidèle, avons-nous le droit de dire
« amour » ? Quels gestes, puis quelles phrases libres
à leur extrémité, puis quel silence sans frontière
vérifieraient que nous appartenons au même espace ?…
quelqu’un respire, tout proche…
qu’a-t-il perçu avant que ses paupières ne se ferment ? …
Les doigts s’obstinent, ne touchent que de l’ombre. Ils ont froid…
il est vrai que n’existe aucun témoin, mais patiemment ils prendront la relève, inaltérable mémoire…
alors les mains se pressent, se reconnaissent…
bientôt la nuit va revivre, engendrer son aube. »
Le poème s’est terminé, dans le silence. La plupart d’entre nous sommes assis en tailleur ; d’autres juchés sur les marches d’un escalier. On voudrait que ça continue. Alors maladroitement on pose des questions au poète, même si on sait que ce sont des questions bêtes et que Pierre Dhainaut n’aime pas les questions. « Vous n’êtes pas des élèves ; vous avez votre propre perception du poème et c’est cela qui compte ; on se fout de l’explication de texte ». Mais nous, on n’a que ça, des questions bêtes, c’est tout ce qu’on ramasse à nos pieds. On est tous remonté à la surface, un peu groggy, pas facile de rester dans les profondeurs. Et là, on a repris nos réflexes qui gênent le poète : explique – raisonne – balise – temporise – colmate. Il finit par nous répondre, pour nous faire plaisir.
Lui, il demande à la poésie de nous grandir. Grandir, pour Pierre Dhainaut, c’est vivre de plain-pied avec les mots, à égalité ; ne pas les utiliser pour fixer, saisir, dominer, mais pour tremper, à côté d’eux, dans la mer matricielle, et essayer de les découvrir et de les suivre. Les mots sont les seules bouées de sauvetage de l’être humain. Ils nous permettent de connaître, de co-naître. Mais nous ne voulons pas connaître, nous voulons maîtriser.
Les mots sont aussi le plomb et l’encre qui nous tachent les doigts quand on fabrique des livres d’artiste : dans leur matière même, ils nous obligent à exister sur la terre ferme. Les mots, c’est aussi la glaise, ce qui sourd des profondeurs, des origines. Et la création est attention. « Il n’y a pas d’écriture sans une écoute des mots qui est aussi une écoute du monde, comme si les mots étaient des oreilles » nous dit-il.
Je songe alors à Yves Bonnefoy : « J’ai porté ma parole en vous comme une flamme… Je ne suis que parole intentée à l’absence… ». Je me rappelle un autre poète, Gérard Pfister, qui descend lui aussi dans les profondeurs, dans la nuit où les vivants rejoignent les morts, et qui écrit que les morts nous poussent vers la vie ( Le grand silence , Arfuyen, 2011). Je pense à François Cheng, quand il confie qu’il entend les morts lui parler ; tandis que moi, je n’entends rien. Soudainement me parviennent le clapotis des vagues, et des notes de piano dans une maison inconnue ; puis le brouhaha de la galerie recouvre les sensations du poème : c’est l’heure du cocktail.
Autour du bar improvisé, il y a, à même le sol, une colonne vibrante de carrés Seghers, et, dans la bibliothèque, derrière les vitrines, des milliers de livres d’artistes. Ils sont soigneusement habillés et rangés dans leur étui ; on a envie d’ouvrir les boîtes pour voir les oiseaux s’envoler, les feuilles se déplier… Seule la galeriste détient le privilège d’ouvrir la volière. Plus tard, quand je marche dans la rue, une phrase du poète me revient en tête : « les mots sont des oreilles ». On entend le chant d’un oiseau tenu éveillé sous les lumières nocturnes.
Françoise Siri