Vers une autre conception du livre d’artiste

L’estampe et le livre, entre peinture et poésie

VERS UNE CONCEPTION DE L’EDITION DU LIVRE D’ARTISTE PLUS SOUPLE ET PLUS MOBILE

La gravure trouve sa meilleure place dans le livre plutôt qu’au mur. Elle s’y offre à l’intime, à une contemplation lente et secrète, d’ordre poétique et privé.  Au mur, elle rejoint la peinture dans une autre forme de regard plus ouvert qui la fait participer au monde extérieur.

Pour l’édition de livres d’artiste, il m’apparaît de plus en plus nécessaire de remplacer la répétition par la variation. Il s’agit désormais, pour une même édition, de différencier les exemplaires, d’œuvrer à des transformations successives des gravures par mutations lentes, écarts de couleurs, essuyages des teintes, force ou douceur de l’empreinte. En fait, il s’agit pour moi aujourd’hui de construire l’édition d’un livre comme un « work in progress », à partir des mêmes matrices gravées. Atteindre une forme de musique sérielle dans chaque livre et d’un exemplaire à l’autre.

L’édition devient alors consubstantielle à la variation des interprétations, faisant ressortir le caractère unique de l’estampe dans la mutabilité du multiple.

Editer devient une tâche poétique à part entière, ne jouant plus seulement sur les infimes variations d’un tirage à l’autre mais assumant la notion de livre comme séquence inachevable d’un tirage en ses modulations.

En fait avec le livre d’artiste, je me suis trouvée au fil du temps en difficulté avec toute répétition systématique des pages, refusant leur double parfait. Il m’apparaît plus dynamique de créer le livre comme une séquence sensible, en devenir : un livre en mouvement qui rend solidaires les exemplaires entre eux et plus singuliers. Ainsi l’édition, même numérotée, n’est-elle plus fixée ni définitive mais emportée par le flux d’une liberté plus créatrice où le poème se prend au jeu du livre comme parcours (spirituel, graphique, pictural). Chaque livre devient réinvention du livre précédent dans son unité et ses variations.

Le livre devient le lieu d’une multiplicité réconciliée, une chambre d’écho des possibles où le sens et la vue se rejoignent, en duo – deviennent le chant du livre. Le son du poème retentit sur le blanc de la page en dialogue avec l’estampe. Musique sérielle et poésie s’accordent au regard, à la pensée en mouvement continu.

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Un exemple “Quelques éclats furtifs, éditions Mirage, poèmes de Marie Alloy, aquatintes originales de Christiane Vielle.

Chaque livre de cette édition originale est unique car interprété de diverses couleurs et matières graphiques d’aquatinte pour les estampes. Le travail de Christiane Vielle fait ici œuvre par les variations chromatiques des fragments gravés qu’elle module en d’infinies recompositions et transparences. La genèse du travail est rendue visible par les cadrages qui opèrent des sortes de fenêtres sur le monde. Chaque page dialogue avec plusieurs sonorités colorées qui ouvrent un lieu singulier de formes et de tons en résonance subtile avec ces instants que sont les poèmes.  Parfois ce sont des éclats fugitifs de verts ou de jaunes, ou un bleu en fond mélodique qui vient se heurter doucement à l’empreinte grise d’un geste. Tout est en mouvement et fonde la page comme une peinture et ses strates de temps. Une aube ou un crépuscule offrent leurs teintes qui semblent sans commencement ni fin. Le livre prend forme dans cette fragilité intime et heureuse grâce à l’exactitude exigeante de l’artiste Christiane Vielle qui sait unir rigueur et délicatesse.

Cette Recherche personnelle donne au livre une forme mélodique infinie. Des correspondances se créent par les rythmes entre les pages et la composition typographique. Ce travail intuitif de calcul et d’improvisation, d’ajustements et de transformations, fait songer aux Variations Goldberg de Bach, à un “work in progress”.

Voilà donc une conception du livre d’artiste qui nous ouvre un magnifique champ de possibles tout en restant modeste dans sa présentation. Les variations sont souvent intenses et très subtiles et les détails nourris d’imprévisibles rencontres.

© Marie Alloy, juillet 2020

  Arts et métiers du livre, été 2020.

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