Hommage à Jacques Truphémus, ce grand fidèle

Photo Joël Philippon Photo Joël Philippon. Le Progrès.

Jacques Truphémus, né à Grenoble en 1922, vient de nous quitter ce vendredi 8 septembre 2017 à Lyon; il allait avoir 95 ans. Tristesse de sa disparition, mais admiration face à cette vie de peintre accomplie, et face à l’œuvre qui nous renvoie sa présence chaleureuse et sa lumière.

Il s’était installé à Lyon pour suivre les cours de l’École des Beaux-Arts dans les années 40 et Lyon était vite devenue sa ville d’adoption, avec ses rues, façades, bistrots, fleuves et luminosités. Il avait également peint de tendres portraits de son épouse Aimée, mais aussi quelques autoportraits (comme ci-dessous) et beaucoup de natures mortes ainsi qu’une série de toiles sur le Japon et les plages du nord de la France. Dans les Cévennes où ils se rendait chaque été, l’intérieur de sa maison, les jeux de portes avec les couleurs de l’ombre et de la lumière, les arbres verts et feuillages alentours, nourrissaient son regard de peintre et venaient adoucir ses dernières années où la couleur devenait de plus en plus intense et sa gestuelle déliée.

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Lien sur la biographie de Jacques Truphémus par la Galerie Claude Bernard

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En juillet 2016, j’avais rendez-vous avec Jacques Truphémus dans son atelier. Il me dit immédiatement sa joie d’avoir reçu le livre « Cette lumière qui peint le monde », où j’avais consacré plusieurs pages à ses œuvres et il m’avoua son émotion de se trouver ainsi parmi cette constellation de peintres qu’il aimait : Turner, Bonnard, Morandi, Zack, Sima, Vieira da Silva, Asse…

      © photos ci-dessous: Marie Alloy

         

Il me montra ses toiles récentes destinées à sa future exposition Galerie Claude Bernard.

Il faisait chaud sous la verrière de son atelier mais ses peintures, aux couleurs vivifiées par la blancheur des rideaux et nappes, apportaient une fraîcheur et une douce clarté. Il me montra le miroir ovale qu’il avait le désir de peindre pour y refléter ses propres peintures de natures silencieuses. C’était pour lui un vrai bonheur de me donner à découvrir ses tableaux et d’exprimer par la parole son désir infini de peindre. A sa demande, je lui montrais un catalogue de photos de mes propres peintures, il regardait attentivement, donnait avec plaisir son avis, son regard. Esprit curieux des événements artistiques, il ressentait un grand besoin d’échanger sur la peinture ainsi que sur les expositions du musée des Beaux-Arts de Lyon et autres.

Il me montra aussi les beaux poèmes qu’Yves Bonnefoy avait écrits pour lui, édités dans « Ensemble encore », au Mercure de France, en avril 2016. Quelques extraits ci-dessous:

 

                                  Poèmes pour Truphémus

 

 » Tu vas rester ici, jusqu’à ce soir. C’est plus,
Peindre, que rendre vie, c’est donner être,
Même si impalpable, presque invisible
Cette main qui dans l’ombre prend la tienne. »

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« Et, ayant vécu là,
Quand tu ressortiras, que soit ton œuvre
De regarder le ciel au-dessus des arbres,
Puis les feuilles, vert sombre. Que ce banc
Dont la couleur s’écaille
Le bleu sombre avoisine un peu de rose. « 

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« Décèle de ton pinceau cette ombre dans l’herbe,
Dévoile-nous l’être simple du signe : Ce rêve, non cet or,
Qui fait de ce qui fut ce qui demeure.« 

Yves Bonnefoy, extraits de « Ensemble encore ».

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« La lumière de l’intime »

Truphémus était un peintre cultivé, simple, et débordant d’humanité. Il aimait écrire de longues lettres généreuses pour transmettre sa vision de la peinture (voir plus bas). Peintre accompli, il n’a jamais renoncé à contempler le monde et avait besoin de vie sociale, d’échanges, de dialogues avec les poètes et artistes. Aujourd’hui sa vie est loin d’être achevée, elle se poursuit dans chacun de ses tableaux et continuera longtemps  de nous être bénéfique, et de nous enseigner de façon apaisée et persévérante à rester fidèle à nous-même, dans notre propre temporalité, malgré les multiples pressions de la société de consommation.

Le guéridon, véritable accessoire du peintre

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« Je dis que Truphémus est un poète-peintre, qu’il écrit des images, qu’il peint des sons, qu’il nous murmure une confidence qui est lui-même, que sa peinture a une voix qu’on ne peut pas ne pas entendre, justement parce qu’elle est discrète, prenante, insidieuse, qu’elle ne va pas crier sur la place publique, qu’elle ne désire s’approprier que les âmes (oui, en ce sens, sachez voir – nous regardons trop sans voir – l’œuvre de Truphémus a une dimension métaphysique), entamer un dialogue de complices au niveau de l’excellence en nous. »     Louis Calaferte

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                                         Autoportrait, huile sur toile, 2002.

 

« Bel autoportrait de Truphémus (1989) dans le catalogue de la galerie Claude Bernard. La même leçon que celle de l’autoportrait de Morandi dans l’exposition de Bologne : l’effacement et la subsistance du moi, un moi ayant perdu son opacité. Et par là c’est une figure de sa peinture, de son effort de peintre que nous livre Truphémus. »     Jean Pierre Vidal

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Peinture de Jacques Truphémus (La belle Servante, 1980) :

« Dans les cafés métaphysiques
Les servantes aux longues fatigues
Sont lampes qui éclairent le Temps
Dehors la neige a leur visage.« 

                Extrait de « La fin de l’attente », de Jean Pierre Vidal, Le Temps qu’il fait.

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Beaucoup ont écrit sur la peinture de Truphémus dont Louis Calaferte, Bernard Clavel, Charles Juliet, Jean-Jacques Herrant, Jean Leymarie, Denis Lafay, Jean-Pierre Groboz, Claude Roger-Marx, Antoine Terrasse, Yves Bonnefoy… et bien d’autres – pour ne citer ici que les plus connus.

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A lire ici lien, l’article du journal La Croix sur l’exposition rétrospective actuelle du musée de Grenoble

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« L’entrevue silencieuse« 

Relisant « L’espace de la perte » (éditions Unes) de Pierre-Albert Jourdan, poète et peintre, je retrouve, exprimé en ses mots, le silence, l’éclat lumineux, le foisonnement et le dénuement des peintures de Truphémus :

« Cet espace il te faut l’abandonner à sa propre fructification. Tu n’y entres pas, il est ce qui se délègue au-devant de toi mais l’entrevue est silencieuse.

Parle, si tu veux, mais par voix d’arbre ou d’herbe; c’est-à-dire : ne pratique pas l’imposture, ne mélange pas l’esprit à ce donné si pur.« 

Jacques Truphémus laisse fructifier en nous sa peinture. De son regard sur les êtres, la nature ou le quotidien, nous recevrons longtemps le « donné si pur ».      Marie Alloy

 

Le chrysanthème – fleur blanche qu’il affectionnait particulièrement.

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« Il faut aussi des peintres qui incarnent une continuité, une permanence. Truphémus est de ceux-là, avec une qualité de regard qui situe souvent son œuvre à la charnière d’une figuration sensuelle et d’une sorte d’abstraction.

Une vision du monde filtrée, donc, à travers une tendresse pour laquelle il s’est façonné un métier tendre et délicat. Longtemps encore après nous il aura des amoureux des bruissements subtils du quotidien pour se reconnaître dans les silhouettes imprécises mais fraternelles de ses cafés, pour entendre le mystère des objets de ses natures mortes et pour s’émouvoir de ses lumières timides mais persévérantes qui finissent par inonder les ciels gris, les plages, les quais… et le cœur. »      Jean-Jacques Lerrant

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« Cérémonie mystérieuse de la peinture qui annonce l’avènement du rose, les couleurs printanières d’un char fleuri de violettes odorantes, glycines ou roses trémières, oranges de soirs couchants, quand la porte de l’atelier reste entrouverte sur la silhouette verte des arbres et l’offrande d’une nuance phosphorescente.

Des fils de lumière ont tissé des bouquets de couleurs dans la palette tendre du peintre ému par le teint de rose de toutes ces choses sereines et charnelles qui l’entourent. Les gestes du peintre restituent le tremblement de la vie, le trouble à la fois fugace et infini qui tenaille devant la beauté. La lumière qui vient de la peinture est si dépouillée qu’elle en paraît surnaturelle comme ces grenades sur une nappe blanche.

Au seuil de quelle porte soudain tout ce vert se réfléchit-il ? Quelle est cette étrange couleur qui garde l’entrée de la peinture et nous relie à un éclat encore inconnu ? Peinture à découvert. Peinture d’une claire voyance. Chaque toile a sa lumière propre, sa fenêtre où cueillir un instant radieux de couleurs dans la transparence.

Plus que des « vies silencieuses » les peintures de Truphémus sont silencieuses dans la vie, dans son bruissement. Elles ne consolent pas, elles ouvrent, sont ouvertes, s’ouvrent encore. Elles dilatent l’œil du cœur. Elles ne sont jamais qu’à hauteur d’homme – d’homme à homme. »

Extrait d’une lettre de Jacques Truphémus :

« …Au-delà des mots et du vain débat opposant abstraction et figuration, je crois bien sentir ce qui vous inquiète. Le problème s’est posé, je pense, à beaucoup de peintres. L’itinéraire de Nicolas de Staël n’est pas unique, passant de l’abstraction à la figuration.

Les peintres ont toujours ressenti la force vivifiante de la réalité et c’est en tentant de traduire l’émotion devant « la réalité » qu’ils ont compris que l’émotion ressentie était la seule réalité qui leur était offerte et que pour la traduire il fallait trouver une équivalence.

C’est dans la recherche de cette équivalence que se posent les questions premières. Il me semble qu’il faut veiller à conserver en soi le plus possible cette part de simplicité, de naïveté – celles de ses premières peintures où l’on croit copier la nature. (Mais est-on jamais maître de cette simplicité d’esprit à la base de ces choix ?)

Cette confrontation est source d’enrichissement par le fait des difficultés rencontrées, et de ce dialogue qu’il nécessite. Je pense que c’est un désir « d’absolu » tout à fait légitime qui a pu conduire des peintres vers l’abstraction. Il y a un risque d’enfermement à ne vouloir trouver qu’en soi la source de ses émotions …

Mais il y a les mêmes risques dans l’autre choix où les signes d’une apparente figuration peuvent facilement rassurer ceux qui ne connaissent pas le doute.

La «vérité» est de toute façon au-delà des mots et de toutes théories. Quelque part, « on fait comme on peut ». C’est ce qu’ont dit beaucoup de peintres :

Matisse, qui a pourtant si bien écrit sur la peinture, conclut en disant «je mets de la couleur jusqu’à ce que ça y soit»!!

L’humilité de Chardin, de Corot,… de Morandi, a valeur d’exemple, de Cézanne se plaignant de ne pouvoir « concrétiser »…

Il est nécessaire de conserver toute la vie la possibilité de changer notre conception de la peinture et les moyens d’expression. C’est notre liberté essentielle.

Quand la sincérité est présente dans la conduite de son travail, les changements apparents comme de passer de l’abstraction à la figuration (à une certaine forme de figuration) n’interrompent en rien la continuité profonde d’une démarche.

Il n’y a pas de temps perdu et de reniement dans le parcours.

On n’a pas de compte à rendre à ceux qui s’en offusqueraient. »

Pages extraites de

« Cette lumière qui peint le monde« , Marie Alloy, éditions L’Herbe qui tremble

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Poème de ce matin, pour notre ami Truphémus

Truphémus, un grand fidèle

Fidèle à la peinture     à son Aimée
au monde quotidien    à la lumière des couleurs
à sa ville adoptive   ses amis     aux deux fleuves
au ciel    aux arbres    aux portes  et fenêtres  ouvertes
aux toits où veillent des colombes

Fidèle aux verts   aux roses   aux mauves   aux bleus    aux oranges
dans la blancheur rayonnante    aux recommencements
Fidèle au poème du silence   au mystère du présent
à la communion des sens

Toujours à découvrir      à s‘émerveiller
Le monde éclaire chaque matin l’atelier et ses drapés
à travers la rosée du jardin de la peinture
le battement continu du cœur   le chant du regard
un monde à venir    rien d’acquis
mais le souffle d’une alliance limpide

La lumière sauve

Tendre    intime   la couleur rouge d’un livre
ou la transparence d’un vase  une nappe en apesanteur
et tout ce qui convoque la beauté    bleu ou pourpre
la fleur d’un chiffon posé comme l’esquisse d’un rêve
et si peu d’obscurité      rien qu’une mer de feuillages
mouvants de promesses   avançant au fil du jour
D’un vert plus proche nous sentons le murmure sacré

Herbe douce    le sillage de la robe de La Passante
de la passerelle Saint-Georges   à l’instant suspendu   pour retenir de la vie
l’émotion balbutiante    sans rien surexposer
Le jour lavé d’amour

Du bleu remonte dans le rose et le jaune
dans l’orbe d’un citron vert      la surface blanche
respire mieux   inachevée     la blancheur
cette terre promise    ce nid de neige   ce mûrier

Peindre   laisser retomber le linge en plis
s’écouler la sève des saveurs   le fruit des couleurs   leur vivier
et ce goût que le cœur en paix porte au monde

Peinture qui libère      bouffée d’air et joie pure
C’est à nous désormais de rester fidèles
fidèles au regard prodigue du peintre Truphémus
à l’instant vivant éternel

2017 09 14 © Marie Alloy

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