Livre d’artiste ou livre de bibliophilie contemporaine ?

CICLIC est un organisme qui soutient les auteurs et artistes dans les domaines du livre et de l’image. Au questionnaire  envoyé aux éditeurs de livres d’artistes de la Région Centre, voici quelques unes de mes réponses:
  1. Pour vous que désigne le terme de bibliophilie contemporaine ? Est-il synonyme de livre d’artiste ? Ce terme convient-il à votre activité ?

Non, à mon sens, ces deux dénominations ne sont pas synonymes même si elles se recoupent, comme c’est le cas dans mon travail.

  • BIBLIOPHILIE :

Le terme de bibliophilie contemporaine fait référence à une tradition du « beau livre », développée principalement dès la 1ère moitié du XXème siècle grâce à l’initiative d’éditeurs qui ont su orchestrer magistralement dans des ouvrages d’exception la rencontre entre des poètes et des peintres. Bien avant eux, on parlait plutôt de livre illustré, (par exemple pour Manet et Mallarmé et bien d’autres). Ces ouvrages de bibliophilie, à tirage limité, étaient imprimés en typographie au plomb par des imprimeurs chevronnés (atelier Mourlot par exemple) et accompagnés d’œuvres originales d’artistes de renom, créées en lithographie ou à l’eau-forte ou toute autre technique (imprimées par ex. chez Lacourière et Frélaut) sur des papiers pur chiffon et signées à la main par l’artiste et le poète.

Ainsi l’éditeur Albert Skira (avec Picasso, Dali, Derain, Matisse, Masson et des auteurs comme Ovide, Virgile, Rabelais, Ronsard, Mallarmé, Malraux…), les éditions d’Aimé Maeght, (avec Kafka /Atlan, Tzara / Miro, Bonnefoy / Ubac, Reverdy / Braque, Calder / Prévert…), les éditions d’Iliazd, (André Frénaud, André du Bouchet, avec Giacometti, Max Ernst, Picasso…), les éditions de Tériade, (Théocrite, Gogol, Charles d’Orléans, Shakespeare, Jarry, La Fontaine et Chagall, Miro, Léger, Matisse…), les éditions de Pierre Lecuire (avec Nicolas de Staël, Lanskoy…), les éditions Louis Broder (Claudel, René Char, Crevel, Desnos, Apollinaire, Braque, Léger, Picasso, Arp…), ou encore Pierre André Benoit – la liste est longue et impressionnante et se poursuit bien sûr encore plus riche et variée de nos jours !

Sans prétendre faire ici un historique exhaustif, il est important de remettre dans son contexte l’apparition de ce double moyen de mise en valeur mutuelle de l’œuvre de peintres et de poètes. Cependant ces ouvrages de bibliophilie de haute qualité n’auraient pas pu être réalisés uniquement par les artistes eux-mêmes. Ils ont pu être édités grâce à l’aide financière de marchands de tableaux et diverses entreprises de mécénat. Aujourd’hui, ce sont des sociétés bibliophiliques et des associations qui poursuivent cette tradition en récoltant les fonds de leurs membres et mécènes collectionneurs, tout en sollicitant la collaboration d’artistes et poètes pour créer des éditions dont la rareté et la qualité seront les garants de leur valeur esthétique autant que marchande.

Mon travail artistique, aux éditions Le Silence qui roule, ne se situe aucunement dans ce dernier contexte car je n’ai pas fondé de structure associative, et je suis seule responsable de mon projet éditorial. Il est cependant assimilable à la bibliophilie contemporaine par mon souci de créer des livres de grande qualité. Il reste qu’il est nécessaire de prendre conscience de l’évolution de cette notion qui s’est progressivement diversifiée depuis la seconde moitié du XXème siècle jusqu’à nos jours jusqu’à prendre des formes et objectifs multiples pour des publics très différents.

  • LIVRE D’ARTISTE

J’entends par « livre d’artiste », un travail de création du livre lui-même en tant qu’objet poétique, intégrant dans sa conception l’œuvre graphique ou plastique d’un artiste (ou parfois plusieurs), celui-ci pouvant être à la fois l’architecte du livre et l’auteur des œuvres visuelles (de toutes techniques) qui l’animent. C’est une notion beaucoup plus libre et plus souple que celle de bibliophilie contemporaine qui n’implique d’ailleurs pas nécessairement la présence de la poésie écrite. Ce peut être simplement le livre d’un artiste (avec ses écrits, photos, notes, sur des papiers ordinaires… etc.) comme on le voit dans les collections de livres d’artistes (conceptuels par ex.) qui sont de plus en plus recherchées à l’heure du tout numérique et du brouillage des repères artistiques. Il n’y a aucune norme pour définir le livre d’artiste, puisque c’est sa singularité même qui retient l’attention et lui donne sens, par son engagement dans les courants artistiques de référence ou, au contraire, par sa marginalité.

Mon travail tient donc à la fois du livre de bibliophilie et du livre d’artiste.

En effet ma recherche d’artiste peintre-graveur a besoin du rapport à l’autre pour développer son expression et le livre permet cette ouverture, ce renouvellement, en se mettant à l’écoute de la poésie et en la servant. Je cherche des correspondances, des échos, des rythmes, des images allusives, pour qu’un dialogue vivant et authentique s’instaure entre les estampes et le poème. De plus les livres que je crée et réalise emploient la plupart du temps les moyens traditionnels d’impression (typographie au plomb par un professionnel, Jean-Jacques Sergent, puis Vincent Auger), mise en page relativement classique, employant des papiers pur chiffon, et toute une mise en œuvre matérielle et artisanale pour déployer le poème et l’estampe au meilleur d’eux-mêmes, pour les magnifier en quelque sorte et leur apporter de nouvelles dimensions interprétatives par cette unique création à deux voix.

Du fait que, jusqu’à présent, je suis la seule artiste peintre-graveur de ma maison d’édition, je réalise donc des livres d’artiste au sens de livres d’un même artiste accompagnant un poète. Mon souci n’est jamais de faire un ouvrage luxueux, mais de trouver, dans un ensemble harmonieux, une justesse poétique qui permette de rassembler le temps de la lecture et celui du regard, d’ « entrer en connivence » dirait Pierre Dhainaut. Enfin je m’occupe entièrement du tirage des gravures et du montage du livre. Je suis donc également l’artisan du livre.

Rendre une visibilité à la poésie, mêler les territoires de la poésie et de l’art, entrecroiser les voix et les regards, les proposer au public, témoigner par ce partage amical d’une reconnaissance et d’une compréhension mutuelle, voilà ce que la poésie et la création artistique peuvent atteindre, non pour satisfaire un désir d’hommage mutuel mais pour toucher quelque chose de vraiment profond, comme un point de rencontre essentiel entre deux personnalités différentes. Cette manière de donner la réplique au poème n’est pas nécessairement l’épouser, ce peut être aussi se confronter, créer une tension qui permettra le questionnement et la remise en question. Miro disait « C’est en allant le plus loin possible dans sa propre affirmation et sa propre écriture que l’artiste a une chance de rencontrer l’autre, l’écrivain venu d’ailleurs, d’ouvrir l’unité d’un espace à leur échange et leur accord ».

Ainsi le livre d’artiste de bibliophilie contemporaine (pour rassembler les deux notions) est-il, à mon sens, un espace de partage qui éveille l’esprit de curiosité, évite le repli sur soi. Il est, en fait, une manière poétique d’être présent au monde.

Quelques exemple de livres de bibliophilie contemporaine avec des poètes :

Voir sur mon site  : www.lesilencequiroule.com

Exemples de livres d’artiste : poème et gravures de Marie Alloy

« Ce vers quoi nous allons »

« Terre d’ombres brûlées »

  1. Comment choisissez-vous les auteurs de votre catalogue ?

Je suis, depuis très longtemps, lectrice de poésie, (et pas seulement contemporaine ni française bien sûr). Lorsque j’ai créé mes éditions, j’ai cherché à entrer en contact avec des poètes très différents, ne serait-ce que pour forger ma pratique du livre et de l’estampe. J’ai vite compris qu’il n’était pas pensable de brasser l’ensemble du paysage poétique actuel et que certaines orientations ne me correspondaient pas du tout. Imaginer des gravures en écho à certains poèmes m’est parfois impossible, même si l’œuvre poétique est forte. Aussi je travaille là où je sens une affinité possible avec mon travail d’artiste, peintre et graveur.

Lorsqu’une œuvre m’interpelle, j’écris à l’auteur via son éditeur. Il s’en suit souvent un échange de courrier qui va permettre une connaissance mutuelle et la possibilité d’un travail en commun. Je vais également chaque année au marché de la poésie à Paris où il y a beaucoup d’opportunités de rencontres, à des lectures en librairie ou médiathèques. Parfois des poètes me contactent et m’envoient des manuscrits mais la plupart du temps je préfère rester dans le fil de mes propres intuitions.

Il est difficile de définir l’orientation de mes choix poétiques car ils évoluent et se sont transformés au fil des années, rien n’est figé, et cette remarque concerne tout autant l’écriture des poètes. J’aime que le livre offre aussi une possibilité de questionnement mutuel, qu’il ne soit en tous cas jamais illustration. Je vais plutôt vers une poésie secrète, resserrée sur l’essentiel, qui traduit l’expérience humaine dans son intimité, ses joies comme ses souffrances, mais aussi par le regard qu’elle porte sur le monde et la nature qui l’entoure. J’ai besoin qu’un poème donne à voir et à penser, sans artifices, au plus près d’une parole de vérité, et qu’il tâtonne, se cherche dans une dimension à la fois personnelle et universelle.

Je suis éditeur car je contribue à porter au jour la première version d’un poème, inédit jusque-là et lui donne une existence tangible, une présence au monde, je le valide en quelque sorte. D’où l’importance d’avoir une grande exigence dans la lecture des manuscrits que je reçois et, sans les juger, de défendre les choix que je suis amenée à faire en fonction de ma sensibilité. Certains auteurs ne sont pas nécessairement très reconnus, mais la plupart ont déjà un parcours personnel significatif.

La plupart du temps les rencontres dans le livre se font sans programmation rigide; le travail s’enclenche à son rythme, parfois assez vite ou au contraire peut mettre plusieurs années avant de trouver sa forme. C’est aussi une manière de résister par la lenteur et la réflexion à la tentation de produire plus et plus vite qui nous menace tous, même dans une toute petite structure. Toujours chercher la qualité, la justesse et non la quantité. Il peut m’arriver de ne faire qu’un livre par an. Il est important pour un artiste de préserver sa liberté, d’écouter ses propres rythmes, pour que continuent de se féconder, désirs, imaginaire et imprévisible. Comprendre que l’écriture poétique n’est pas une réponse, qu’elle vient souvent pour creuser ce qui reste enfoui au plus obscur de chacun. Quand elle parvient à saisir, en un bref instant, une sensation fugace, un souvenir dans sa fragilité la plus intime, elle donne à partager une solitude, un tremblement des certitudes. Les gravures que je crée cherchent à accueillir cette fragilité, à la relier au monde et à la nature, et apporter peut-être une autre lumière.

Il m’est important aussi de suivre un auteur et de créer de nouveaux livres d’artiste quelques années plus tard avec lui car la connaissance intime donnée par cette recherche commune dans le livre permet d’approfondir la relation dans le livre et de rebondir sur de nouvelles possibilités de résonances. Ainsi par exemple, avec Guillevic, Pierre Dhainaut, Jean Pierre Vidal, Antoine Emaz…

PROJETS : Pour l’avenir j’envisage de différencier les livres que je crée, sortes de collections, cela pour donner plus de lisibilité des visées de mon travail d’artiste du livre.

Il y a (et il y aura bientôt) aux éditions Le Silence qui roule:

  • Livre de bibliophilie et poésie contemporaine, (dominante des éditions)avec peintures et/ou estampes de ma création, et tous les critères classiques : beau papier, typo au plomb, estampes originales, tirage limité à 30 exemplaires numérotés et signés, formats particuliers, reliure éventuelle, mise en page respectant la lisibilité du poème…
  • Les Cahiers du Silence : version numérique et économique, de petit format, permettant la diffusion du poème avec une ou deux reproductions de gravures et un tirage de tête. Actuellement 5 numéros parus.
  • Livre de bibliophilie et poésie d’auteurs du passé – et toujours peintures et/ou estampes de Marie Alloy; mêmes critères classiques de réalisation.
  • Le livre d’artiste personnel: poème et estampe ou peinture de ma création (texte peut être manuscrit). Plus grande liberté de conception. Coût plus économique. Nombre de tirages beaucoup plus limité.
  • Le livre d’estampes : livre d’artiste sans texte ou juste un en présentation, selon l’ancienne tradition des graveurs.
  • « Les duos du Silence », le livre duos d’artistes: livre d’artiste confrontant et unissant les créations de deux artistes contemporains (dont moi-même), autour d’un poème d’un auteur vivant ou passé.
  • « Les feuillets du Silence », édition simple, tirée à 150 ex., d’un poème accompagné d’une peinture ou d’une gravure imprimés numériquement sur une feuille A4 pliée en 2. Tirage à part, limité à 10, du manuscrit autographe et d’une création plastique originale.
  1. Comment s’organise la diffusion et la vente de vos livres ? Quels salons privilégiez-vous ? Qui sont les acheteurs de vos ouvrages ?

La dernière étape concernant la diffusion, la communication, les rencontres, expositions et lectures qui vont permettre de faire connaître l’ouvrage, le donner à voir et à entendre, lui donner vie, est essentielle. Je présente mes livres sur des salons de poésie ou de livres d’artiste, le plus incontournable pour la bibliophilie contemporaine étant le Salon annuel Pages à Paris en fin d’année.

Pendant une quinzaine d’année, les bibliothèques et médiathèques des régions où vivent les poètes et surtout la Région Centre ont fait des acquisitions régulièrement, dont la Médiathèque d’Orléans qui a bien soutenu et honoré mon travail d’artiste du livre et le conserve dans ses collections du patrimoine. Mais depuis quelques années, les budgets de la culture ayant été sérieusement rabotés, les bibliothèques, à quelques rares exceptions près, ne peuvent plus faire ces acquisitions régulièrement. Elles le font parfois dans le cadre d’une exposition collective à visée pédagogique comme à Chamerolles par exemple l’année dernière avec la Bibliothèque départementale du Loiret.

Restent les amateurs passionnés de gravure et de poésie, les collectionneurs, qui achètent mes livres sur les salons spécialisés et suivent mon travail avec fidélité et enthousiasme. J’ai également une clientèle parmi les relieurs professionnels.

J’ai aussi longtemps déposé dans des librairies-galeries spécialisées mes livres d’artiste. Celles-ci ont fermé pour certaines et il est difficile de trouver actuellement de nouveaux lieux et partenaires éclairés dans le domaine du livre et de l’estampe mais aussi de la poésie contemporaine, du moins en France. Reste à inventer de nouvelles possibilités de montrer.

J’expose maintenant, depuis un an, mes livres d’artiste, parmi gravures et peintures, dans un lieu privé où j’organise des lectures-rencontres sur Orléans. Cela fait connaître les poèmes et les gravures du livre, cela permet l’échange et le dialogue : Cabinet des estampes de La Lionne, 17 rue de la Lionne, Orléans (visite sur rendez-vous : 0678460400)

Marie Alloy, mai 2015

 

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